Isabelle Forge-Allegret : "la orena e maeva ! de Grenoble à Tahiti, les défis du soutien à la recherche et aux territoires..."
Portrait d'alumni
Isabelle Forge-Allegret s'est prêtée à l'exercice de l'interview-portrait. Enthousiaste.
Peux-tu te présenter et nous raconter ton parcours ?
Je suis actuellement Directrice du centre Ifremer du Pacifique, l’un des cinq centres de recherche océanographique de l’Ifremer. Ce centre a deux implantations, une en Polynésie française, l’autre en Nouvelle-Calédonie, des territoires ultra marins avec des compétences et des configurations spécifiques.
Mon parcours ? J’ai évolué de métiers techniques à de l’encadrement, puis en élargissant mes champs d’actions, du management au pilotage d’établissement, toujours dans le domaine de la recherche et de l’enseignement supérieur. J’ai aussi travaillé dans des sociétés privées, innovantes, des organismes de recherche, des universités. Et ce, depuis 38 ans déjà, je viens de compter, j’ai du mal à y croire !
De formation ingénieur en informatique, INSA de Rennes, j’ai d’abord travaillé dans des structures privées de recherche et développement dans le numérique, nous dirions des « startups » aujourd’hui, à Rennes puis Lyon, dans un esprit très dynamique au moment où le numérique se déployait d’abord comme soutien technologique.
J’ai rejoint Inria en 1994, à Grenoble, où le centre se créait, et là aussi dans un esprit de construction, dynamique, stimulant, enthousiasmant, avec la construction du centre, les débuts exploratoires à Lyon. J’y ai passé 18 ans, avec des missions très différentes : au service informatique d’abord, puis au service financier en charge du budget (avec un fort enjeu de soutien aux chercheurs dans un contexte de poussée très forte des financements ANR et Europe), puis en tant que toute première Déléguée à l’Administration du Centre*. Chez Inria Grenoble Alpes, j’ai eu la chance de travailler avec trois directeurs : Jean-Pierre Verjus, Bernard Espiau puis François Sillion. La mission de Déléguée à l’Administration m’a permis d’être au cœur des transformations de l’Institut, au moment où le nombre de centres augmentait (Futurs devenu Lille, Saclay, Bordeaux), le numérique devenait incontournable dans toutes les disciplines scientifiques, et au cœur du quotidien des citoyens…
Le site de Grenoble était en ébullition en 2012 ; les transformations du côté des universités, les fusions, les projets d’investissements d’avenir, m’ont attirée vers la dynamique de l’Université, à l’époque UJF (Université Joseph Fourier), comme directrice en appui à la recherche et à l’innovation. Plus de 50 laboratoires, toutes les disciplines, des enjeux de construction à l’échelle de tout le site avec la fusion des trois universités, l’IdeX, EIT Health, la Fondation, la SATT… c’était une période intense, avec des transformations incroyables.
J’ai eu la chance de concevoir et porter en parallèle des projets innovants en termes de développement international (Japon), à l’échelle du site, et de concevoir un programme Sciences et Sociétés pour les étudiants,
« CitizenCampus », pour construire des capacités en débat public à propos des enjeux technologiques (inspiré de l’IHEST).
J’ai ensuite rejoint l’université de Polynésie française, pour quatre ans, avec un appétit pour appréhender un autre contexte, où l’international tient plus de place : la Nouvelle-Zélande, l’Australie, les USA et Hawaii, tous les petits États du Pacifique, et avec des enjeux incroyables pour le territoire. En travaillant directement avec le gouvernement du « pays », j’ai fortement contribué à transformer l’université : internationalisation, professionnalisation, rayonnement culturel, des projets pleins de sens ! Et même si quatre ans, c’est court (et réglementaire), je suis très fière de l’accélération et des résultats visibles pour le territoire et ses partenaires de proximité.
Enfin, après un bref retour de quelques mois à Grenoble, à l’Université Grenoble Alpes, pour soutenir quelques sujets portés par la présidence, me voici de retour en Polynésie, cette fois sur la presqu’île, tout proche de la vague mythique de Teahupoo (les JO de surf !). Me voici en pilotage du centre Ifremer, en appui aux chercheurs, à l’Institut, dans des enjeux vitaux de préservation et restauration des lagons, d’aquaculture tropicale, et ce sur deux sites éloignés de 5000 km, avec un décalage horaire de 21 heures ! Encore un challenge. Hormis les sujets totalement différents, bien que l’Océan numérique soit un des axes stratégiques de l’Ifremer, j’y retrouve beaucoup de mes expériences de Déléguée chez Inria, dans le fonctionnement avec le siège, à Brest (avec 12 heures de décalage en prime).
Peux-tu partager un moment marquant ou une anecdote en lien avec ces 18 années passées chez Inria ?
Les premières semaines dans le nouveau bâtiment, à Montbonnot, tout juste livré en 1996 ! Nous avons réalisé le jour J de l’arrivée des équipes que personne n’avait commandé le papier toilette : filer remplir des caddies avec l’assistante du directeur à la grande surface d’à côté, c’était rock’n roll ! Je me rappelle vraiment ces premiers temps intenses sur le site, ce grand bâtiment sans rien autour à l’époque, si ce n’est des renards en visite.
Je repense aussi au jour où le directeur, Bernard Espiau, m’a proposé de rejoindre le service financier, au budget, pour faire écho à ma demande de formation longue sur les politiques publiques. Une marque de confiance, d’abord de la surprise pour moi, puis la conviction que sauter dans le grand bain serait le meilleur moyen de contribuer à l’Institut et ses enjeux. Je me suis sentie soutenue, et vraiment encouragée.
Enfin, je repense aussi aux personnes avec qui j’ai travaillé avec plaisir, j’ai plein de visages en tête, que je croise régulièrement, toujours avec beaucoup de joie, et j’ai beaucoup d’amis parmi eux. Certains sont aussi venus ensuite à l’université, et j’ai une pensée très émue pour Agnès Guerraz**, son parcours incroyable, tout ce que nous avons partagé, et l’injustice épouvantable de ce départ brutal.
Que conseillerais-tu à un.e collègue qui souhaiterait évoluer d'un EPST à une université ? Quels sont à ton avis les points de vigilance ou les étapes délicates, s'il y en a ?
D’abord je lui conseillerai d’y aller, et avec la certitude d’apprendre beaucoup, quoi qu’il arrive ! A l’université, il y a la recherche, l’innovation, mais aussi l’enseignement. C’est une dimension qu’on appréhende moins chez Inria. Être sans arrêt entouré d’étudiants, comprendre la complexité des filières, adosser la formation à une recherche de haut niveau, embrasser la pluridisciplinarité à haute intensité, c’est sans aucun doute une expérience unique !
Les étapes délicates, c’est à mon sens uniquement d’être animé de curiosité, de faire preuve de souplesse pour appréhender vraiment une autre organisation, un autre modèle de gouvernance aussi, la gouvernance étant élue par ses pairs.
A l’université aussi, le lien avec le territoire, ses acteurs et ses enjeux, est plus marqué, puisque la stratégie, territoriale, internationale, se décide au même endroit. La sensation « corporate » avec tous les cercles de décision au même endroit est plus marquée je pense.
On retrouve un peu le format Inria Siège / Centres avec les composantes de l’Université, mais le tout est plus « compact » en termes de circuit de décision, avec des avantages comme des inconvénients !
Aujourd'hui Directrice du Centre Ifremer du Pacifique, quels sont les nouveaux défis que tu dois relever ?
Les principaux défis ? A nouveau m’insérer dans une autre organisation, qui a ses héritages, ses particularités, son propre ADN. Le centre ici à Tahiti a 50 ans, tout le monde croit que nous produisons des crevettes comme il y a 50, 40, 30 ou 20 ans, mais non, plus du tout !
C’est un EPIC***, donc ce statut emporte aussi un autre modèle économique dans les partenariats. Enfin le challenge c’est d’appréhender aussi les spécificités de la recherche océanographique, surtout sur ces deux territoires, Polynésie française et Nouvelle-Calédonie, qui sont au cœur du Pacifique, où les enjeux géopolitiques sont importants.
Pour les deux sites, l’appui aux politiques territoriales en matière d’aquaculture tropicale, de préservation et restauration des lagons, des récifs, dans un contexte de plus en plus impactant de changement climatique, est un défi constant. Les autres axes de l’Ifremer sont aussi présents dans mon quotidien, notamment les questions autour de l’exploration des grands fonds marins, l’appui aux aires marines protégées, etc...
Mon quotidien, c’est piloter l’administration du centre, sur les deux territoires, en soutien aux scientifiques ; c’est interagir quotidiennement avec le siège à Brest, et être en permanence au contact des institutions du Pays, des partenaires, locaux et internationaux, pour apporter les capacités d’expertise de l’Ifremer. Et mon défi principal, c’est que nous soyons insérés dans les dynamiques de ces territoires !
A ton avis, comment peut-on encourager les femmes à s'emparer de leur parcours professionnel, à faire évoluer leur carrière ? As-tu participé à certains dispositifs d'accompagnement ?
Cette question de l’encouragement à prendre des risques, à sortir de sa zone de confort, elle est essentielle pour les femmes qui continuent de jongler avec beaucoup de charges hors du travail. J’ai quatre enfants, et c’est très compliqué de tout concilier, et encore plus de se garder un peu de temps pour faire un pas de côté et se questionner sur son travail.
Faire évoluer sa carrière, ce n’est pas forcément linéaire. Il y a des périodes où ce n’est pas le bon timing, où il faut l’énergie pour prendre de nouveaux élans, et ça, il faut le respecter. C’est là que l’accompagnement permet de soutenir ces moments charnières : à mon sens en suivant des cursus qui sont « hors du cercle » de travail direct, qui challengent vraiment, non pas la fonction occupée, mais la personne dans toutes ses capacités : rester dans la même configuration, avec des collègues, ça ne décadre pas assez je pense.
Ce qui m’a permis d’évoluer, c’est donc de sortir du cercle habituel, et il me paraît essentiel d’élargir ses horizons : chez Inria j’ai eu la chance de suivre, à ma demande, un cursus diplômant à l’école management de Lyon, pour les dirigeants. Ces sessions, sur une durée longue, loin de ma zone de confort (finances d’entreprise, puis leadership), m’ont permis de mieux percevoir mes capacités, mes envies, et de renforcer ma confiance en moi. C’est plus fort lorsque ça vient de l’extérieur je pense.
Lorsque plus tard, à UGA j’ai suivi le cursus IHEST national, là aussi, le pas de côté et la rencontre de personnes totalement éloignées de moi, loin encore de ma zone de confort, m’ont permis de prendre l’élan de porter mes idées, de découvrir mes capacités sur des sujets plus orientés vers l’international et vers l’appui à la diplomatie scientifique.
Je vis à distance de la métropole depuis cinq ans, mais j’aimerais volontiers faire du mentorat ou de l’accompagnement pour des femmes qui sont dans d’autres parcours / cursus que ceux que je connais, pour les accompagner à oser, douter, expérimenter. Chaque expérience amène des résultats pour construire un parcours qui nous ressemble vraiment.
Que peut t'apporter aujourd'hui la communauté Inria+alumni ?
Inria est vraiment un institut de cœur pour moi, sans doute parce que j’y ai passé 18 ans, avec plusieurs vies, et beaucoup de soutien de la part de personnes clés.
Je reste en contact avec de nombreuses personnes du site de Grenoble, mais élargir la communauté, suivre l’évolution de l’Institut, contacter les bonnes personnes en fonction des besoins, c’est essentiel. Je me sens toujours partie de l’Institut, et idem avec ceux qui sont aussi alumni aujourd’hui.
La force d’un réseau, c’est la capacité, en partageant un ADN commun, d’entrer en contact directement, sans filtre, pour trouver de l’aide, des orientations judicieuses, pour résoudre un problème, etc…
« Être » Inria, même lorsqu’on est alumni, c’est vraiment la chance et la fierté d’être en lien avec un Institut qui est dynamique, au cœur des enjeux, et pour moi, il est important d’être membre de cette communauté.
Un mot clé ou une citation qui titrera ce portrait ?
« Ia orana e maeva ! » [bonjour et bienvenue !] de Grenoble à Tahiti, les défis du soutien à la recherche et aux territoires… en naviguant d’Inria à Ifremer, avec escales à Université Grenoble Alpes, et Université de Polynésie française !
*NDLR : le rôle de Délégué.e à l’administration d’un centre (DAC) a précédé celui de Secrétaire Générale, sur un périmètre de responsabilités un peu différent.
**Agnès Gerraz avait travaillé à la Direction du Transfert et de l’Innovation chez Inria, puis à l’Université Grenoble Alpes, avant de se lancer dans l’entrepreneuriat et de co-fonder Skopai.
***EPIC : Établissement Public à caractère Industriel et Commercial

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